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Voix de la Foule chez Tacite

Extemplo Libyae magnas it Fama per urbes, / Fama, malum qua non aliud velocius ullum [...]

(Virgile, Énéide, 4.173-174)

Illustration médiévale de la Fama

Illustration de l'édition Brant de l'Énéide, Strasbourg 1502

Affichage du corpus

En jaune, les termes renvoyant à une vocalisation collective. En vert, le discours indirect rattaché à la foule.

201/430 [Ann] XV, 38 Grand incendie de Rome
Le 18 juillet 64 ap. J.-C. éclata à Rome un incendie, qui partir du Cirque Maxime et toucha une bonne partie de la ville. Selon Tacite, qui dresse un tableau pathétique des souffrances de la population romaine, l'origine de l'incendie parut immédiatement suspecte.
Ad hoc lamenta pauentium feminarum , fessa aetate aut rudis pueritiae [aetas], quique sibi quique aliis consulebat, dum trahunt inualidos aut opperiuntur, pars mora, pars festinans, cuncta impediebant . Et saepe, dum in tergum respectant, lateribus aut fronte circumueniebantur, uel si in proxima euaserant, illis quoque igni correptis, etiam quae longinqua crediderant in eodem casu reperiebant . Postremo, quid uitarent quid peterent ambigui, complere uias, sterni per agros ; quidam amissis omnibus fortunis, diurni quoque uictus , alii caritate suorum, quos eripere nequiuerant, quamuis patente effugio interiere. Nec quisquam defendere audebat, crebris multorum minis restinguere prohibentium, et quia alii palam faces iaciebant atque esse sibi auctorem uociferabantur, siue ut raptus licentius exercerent seu iussu. Face à cela, les gémissements des femmes apeurées, le grand âge ou les enfants ignorants, les hommes, qu’ils veillassent à leur propre salut ou à celui des autres, en tirant les blessés hors de portée ou en les attendant, les uns par leur lenteur, les autres par leur hâte : tout cela gênaIt l’ensemble des manœuvres. Et souvent, en regardant dans leur dos, ils étaient rattrapés sur leurs côtés ou par devant ; ou alors, s’ils s’étaient sauvés dans un quartier voisin, celui-ci était aussi gagné par les flammes, et mêmes les endroits qu’ils croyaient éloignés, ils les trouvaient en butte au même malheur. Enfin, ne sachant pas quels endroits éviter ou gagner, ils remplissent les rues, s’étendent dans les champs ; certains, qui avaient perdu toute leur fortune et aussi de quoi se nourrir quotidiennement, d’autres par amour pour leurs proches qu’ils ne pouvaient soustraire à l’incendie, succombèrent alors même qu’ils avaient un moyen de s’enfuir. Et personne n’osait non plus repousser les flammes : en effet, de nombreuses personnes ne cessaient d’interdire à force de menaces qu’on essayât de l’éteindre ; en outre, d’autres jetaient des brandons ouvertement et hurlaient qu’ils y étaient autorisés, soit pour se livrer plus aisément aux rapines, soit par ordre.
202/430 [Ann] XV, 39 Rumeur sur le comportement de Néron pendant l'incendie de Rome
Suite au grand incendie de Rome (cf. Tac., Ann., 15.38), Néron prit plusieurs mesures pour subvenir aux besoins de la population (notamment en ouvrant le Champ de Mars, les monuments d'Agrippa et ses propres jardins). Mais son attitude pendant la catastrophe souleva la colère de la plèbe.
Quae quamquam popularia in iritum cadebant, quia peruaserat rumor ipso tempore flagrantis urbis inisse eum domesticam scaenam et cecinisse Trioanum excidium , praesentia mala uetustis cladibus adsimulantem. Ces mesures de Néron, quoique agréables au peuple, se révélèrent vaines, car une rumeur s’était répandue selon laquelle, au moment même où la ville brûlait, il était monté sur sa scène personnelle pour chanter le sac de Troie, comparant les maux du présent avec les catastrophes du passé.
203/430 [Ann] XV, 44 Rumeur sur la culpabilité de Néron pendant l'incendie de Rome
Malgré des mesures adaptées à l'événement (cf. Tac., Ann., 15.39), Néron ne réussit pas à faire disparaître la rumeur selon laquelle il avait ordonné l'incendie de Rome. Sa dernière tentative fut de blâmer les Chrétiens et d'en faire des boucs émissaires – sans succès, une fois de plus.
Sed non ope humana, non largitionibus principis aut deum placamentis decedebat infamia quin iussum incendium crederetur. Ergo abolendo rumori Nero subdidit reos et quaesitissimis poenis adfecit quos per flagitia inuisos uulgus Christianos appellabat.[…] Vnde quamquam aduersus sontis et nouissama exempla meritos miseratio oriebatur, tamquam non utilitate publica, sed in saeuitiam unius absumerentur. Donc, pour supprimer la rumeur, Néron supposa des coupables et leur infligea les tortures les plus raffinées : ce furent ceux que l’on haïssait pour leur comportement scandaleux et que la foule appelait Chrétiens. […] D’où que, quoique ce fût pour des criminels qui avaient mérité des châtiments mortels et exemplaires, un sentiment de pitié naquit : ce n’était pas, disait-on, en vue de l’utilité publique mais pour satisfaire la cruauté d’un seul homme qu’on les faisait périr.
204/430 [Ann] XV, 46 Fuite des gladiateurs de Préneste
Un « fait divers » de l'année 64 ap. J.-C. suscita des réactions disproportionnées (aux yeux de Tacite) dans le peuple : plusieurs gladiateurs essayèrent de s'échapper à Préneste, mais furent vite neutralisés par l'armée.
Per idem tempus, gladiatores apud oppidum Praeneste temptata eruptione praesidio militis, qui custos adesset, coerciti sunt, iam Spartacum et uetera mala rumoribus ferente populo, ut est nouarum rerum cupiens pauidusque . Vers la même époque, des gladiateurs de la ville de Préneste tentèrent de s’échapper, mais les soldats de la garnison qui les gardaient les continrent, alors que le peuple répandait déjà des rumeurs sur Spartacus et les catastrophes de jadis, lui qui est désireux et craintif des nouveautés.
205/430 [Ann] XV, 47 Prodiges négatifs sous Néron
Catalogue de prodiges ostensiblement négatifs pour Tacite et annonçant, dès la fin de l'année 64 ap. J.-C., le terme du règne de Néron. Ces prodiges sont rapportés par l'intermédiaire d'une voix collective et anonyme (uulgantur).
Fine anni uulgantu r prodigia imminentium malorum nuntia : uis fulgurum non alias crebior et sidus cometes […]. À la fin de l’année se répand le bruit de prodiges, qui annonçaient des malheurs imminents : coups de foudre plus fréquents que jamais, comète […].
206/430 [Ann] XV, 48 Début de la conjuration de Pison
C'est au tout début de son récit de l'année 65 ap. J.-C. que Tacite rapporte la conspiration de Pison (C. Piso Calpurnius). L'historien commence avec un portrait du principal conspirateur, dans lequel sa popularité (qui se cristallise dans un rumor) est mise en avant.
Is [C. Piso] Calpurnio genere ortus ac multas insignesque familias paterna nobilitate complexus, claro apud uulgum rumore erat per uirtutem aut species uirtutibus similes. Namque facundiam tuendis ciuibus exercebat, largitionem aduersum amicos, et ignotis quoque comi sermone et congressu ; aderant etiam fortuita , corpus procerum, decora facies ; sed procul grauitas morum aut uoluptatum parsimonia : leuitati ac magnificentiae et aliquando luxu indulgebat. Idque pluribus probabatur, qui in tanta uitiorum dulcedine summum imperium non restrictum nec praeseuerum uolunt. Ce C. Pison descendait de la famille Calpurnia et, par la noblesse de son père, touchait à de nombreuses familles d’exception ; il bénéficiait d’une rumeur élogieuse dans la foule grâce à ses qualités – ou à ce qui semblait être des qualités. De fait, il utilisait ses talents oratoires pour protéger les citoyens, faisait des largesses à ses amis et était avec les inconnus d’une conversation et d’un abord sympathiques. Des éléments de hasard jouaient aussi en sa faveur : un corps élancé, une apparence élégante – mais il était bien loin de témoigner de la dignité dans ses mœurs ou de la modération dans ses plaisirs : il s’abandonnait à la légèreté, la brillance et, parfois, à l’excès. Et cela était approuvé par beaucoup de ces gens qui aiment une si grande douceur dans les vices et veulent que le sommet de l’Empire ne soit pas rigoureux ni trop sévère.
207/430 [Ann] XV, 59 Hésitations de Pison après la révélation de la conjuration
La conjuration de Pison est éventée auprès de Néron du fait de l'affranchi d'un des conspirateurs, Milichus, affranchi de Scaevinus (cf. Tac., Ann., 15.54 et suiv.). Pison hésite sur l'attitude à adopter. On lui conseille de précipiter les événements en se fondant sur la force de la rumeur (fama).
Fuere qui , prodita coniuratione, dum auditur Milichus, dum dubitat Scaeuinus, hortarentur Pisonem pergere in castra aut rostra escendere studiaque militum et populi temptare. Si conatibus eius conscii adgregarentur, secuturos etiam integros ; magnamque motae rei famam , quae plurimum in nouis consiliis ualeret […]. Il y en avait qui, voyant la conjuration dévoilée, et tandis que l’on interrogeait Milichus, que Scaevinus hésitait, exhortaient Pison à se rendre au camp ou à monter sur les rostres pour tâcher de gagner la faveur des soldats et du peuple. Si ses efforts étaient partagés par ses confidents, disaient-ils, les personnes neutres le suivraient aussi ; et ce soulèvement serait largement annoncé par la rumeur, elle qui avait un pouvoir exceptionnel dans les projets de révolution
208/430 [Ann] XV, 64 Faux suicide de Pauline
Sénèque avait été poussé au suicide par Néron dans les suites de la répression de la conjuration de Pison. Sa femme Pauline affirma d'abord qu'elle le suivrait dans la mort. Néron s'y opposa et interrompit le suicide après que Pauline se fut ouvert les veines.
Hortantibus militibus serui libertique obligant brachia [Paulinae], premunt sanguinem, incertum an ignarae. Nam ut est uulgus ad deteriora promptum , non defuere qui crederent, donec implacabilem Neronem timuerit, famam sociatae cum marito mortis petiuisse, deinde oblata mitiore spe blandimentis uitae euictam ; cui addidit paucos postea annos, laudabili in maritum memoria et ore ac membris in eum pallorem albentibus ut ostentui esset multum uitalis spiritus egestum. Sous les exhortations des soldats, des esclaves et des affranchis bandent les plaies des bras de Pauline, arrêtent le sang ; s’en rendait-elle compte ? on ne le sait pas. De fait, la foule étant portée au pire, il n’en manqua pas pour croire que, aussi longtemps qu’elle avait craint l’inflexibilité de Néron, elle avait aspiré à la renommée que lui aurait donnée une mort partagée avec son mari, et que, ensuite, comme s’était présenté un espoir plus doux, les charmes de la vie avaient finalement eu raison d’elle : elle y ajouta par la suite un petit nombre d’années, gardant un souvenir louable de son mari ; la pâleur qui blanchissait son visage et ses membres suffisait à rendre évident qu’on lui avait ôté une grande partie de son souffle de vie.
209/430 [Ann] XV, 65 Rumeur sur les ambitions impériales de Sénèque
Après la répression de la conjuration de Pison, Tacite rapporte une rumeur selon laquelle le véritable prétendant à l'Empire n'était pas Pison, mais Sénèque, qui aurait été placé à la tête de Rome après un premier putsch.
Fama fuit Subrium Flauum cum centurionibus occulto consilio, neque tamen ignorante Seneca, destinauisse ut post occisum opera Pisonis Neronem Piso quoque interficeretur tradereturque imperium Senecae, quasi insonti [et] claritudine uirtutum ad summum fastigium delecto. Quin et uerba Flaui uulgabantur , non referre dedecori, si citharoedus demoueretur et tragoedus succederet, quia ut Nero cithara, ita Piso tragico ornatu canebat. Le bruit courut que Subrius Flavus, après avoir tenu un conseil secret avec les centurions et sans que Sénèque l’ignorât, avait arrêté que, après le meurtre de Néron conduit par Pison, Pison aussi serait tué et l’Empire remis à Sénèque comme à un innocent choisi pour l’éclat de ses vertus pour la charge suprême. Bien plus, ces paroles de Flavus se répandaient : la honte était la même, avait-il dit, si un citharède était chassé pour être remplacé par un poète tragique – de fait, si Néron chanté accompagné d’une cithare, Pison, lui, le faisait avec le costume du tragédien.
210/430 [Ann] XV, 67 Défense de Subrius Flavus
Lors de la répression de la conjuration de Pison, Subrius Flavus, tribun d'une cohorte prétorienne et l'un des principaux conjurés, fut interrogé par Néron puis mis à mort. Ses derniers mots sont particulièrement exemplaires et s'en prennent directement à l'empereur. Tacite justifie ensuite de les avoir rapportés (en style direct de surcroît).
Ipsa rettuli uerba [Subrii], quia non, ut Senecae, uulgata erant , nec minus nosci decebat militaris uiri sensus incomptos et ualidos. J’ai rapporté littéralement les paroles de Subrius : de fait, à la différence de celles de Sénèque, elles ne se répandirent pas dans la foule, et il n’était pas moins nécessaire de faire connaître les sentiments d’un soldat dans leur vigoureuse simplicité.
211/430 [Ann] XV, 73 Rumeur contre la répression des conjurés par Néron
Après avoir réprimé la conjuration de Pison et mis à mort la plupart des conspirateurs, Néron se sentit obligé de publier (par voie d'édit ?) les aveux faits par les conjurés. Tacite justifie cette démarche de Néron par la rumeur qui courait, selon laquelle l'empereur aurait profité de l'occasion pour régler de vieux comptes avec ses adversaires politiques.
Sed Nero uocato senatu, oratione inter patres habita, edictum apud populum et conlata in libros indicia confessionesque damnatorum adiunxit. Etenim crebro uulgi rumore lacerabatur, tamquam uiros claros et insontis ob inuidiam aut metum extinxisset. Ceterum coeptam adultamque et reuictam coniurationem neque tunc dubitauere quibus uerum noscendi cura erat , et fatentur qui post interitum Neronis in urbem regressi sunt. Quant à Néron, après avoir appelé le Sénat et tenu un discours devant ses membres, il ajouta à un édit au peuple et les preuves et les aveux des condamnés regroupés dans des livres. En effet, une rumeur continuelle de la foule le déchirait : il avait, selon elle, fait périr des hommes célèbres et innocents par jalousie ou par crainte. Au reste, qu’une conjuration ait débuté, qu’elle ait muri et qu’elle ait été vaincue, on n’en doutait pas à l’époque chez ceux qui ont soin à connaître le vrai, et les exilés revenus à Rome après la mort de Néron l’avouent aussi.
212/430 [Ann] XVI, 2 Rumeur du trésor de Didon
Un certain Caesellius Bassus convainc Néron qu'il existe en territoire punique un trésor anciennement enfoui par Didon. Néron, poussé par sa cupidité selon Tacite (mais on peut se demander si l'objectif n'était pas de détourner l'opinion publique de la répression de la conjuration de Pison), amplifia la rumeur et se lança à la recherche du trésor.
Igitur Nero, non auctoris, non ipsius negotii fide satis spectata nec missis per quos nosceret an uera adferrentur, auget ultro rumorem mittitque qui uelut paratam praedam adueherent. Dantur [Basso] triremes et delectum remigium iuuandae festinationi. Nec aliud per illos dies populus credulitate, prudentes diuersa fama tulere . Par conséquent Néron, sans éprouver assez la valeur de son garant ni de l’affaire elle-même, sans envoyer d’émissaires pour chercher à savoir si ces rapports étaient justes, augmente de lui-même la rumeur et envoie des gens pour transporter ce qui lui semblait être un butin tout prêt. On donne à Bassus des trirèmes et rameurs triés sur le volet pour aider à la précipitation. On ne parla pas d’autre chose ces jours-ci, le peuple par crédulité, les prudents en des bruits contraires.
213/430 [Ann] XVI, 4-5 Néron se produit sur scène lors des seconds Neronia
Lors des seconds Neronia, qui eurent lieu au printemps 65, Néron se décida à chanter sur le théâtre de Rome, pour la première fois en pleine publicité dans l'Vrbs. Tacite s'intéresse tout particulièrement aux réactions du public, serviles pour la plèbe romaine, hésitantes pour les autres.
Sed Nero nihil ambitu nec potestate senatus opus esse dictitans, se aequum aduersum aemulos et religione iudicum meritam laudem adsecuturum , primo carmen in scaena recitat ; mox flagitante uulgo ut omnia studia sua publicaret (haec enim uerba dixere) ingreditur theatrum, cunctis citharae legibus obtemperans, ne fessus resideret, ne sudorem nisi ea quam indutui gerebat ueste detergeret, ut nulla oris aut narium excrementa uiserentur. Postremo flexus genu et coetum illum manu ueneratus sententias iudicum opperiebatur ficto pauore. Et plebs quidem urbis, histrionum quoque gestus iuuare solita, personabat certis modis plausu que composito . Crederes laetari, ac fortasse laetabantur per incuriam publici flagitii . (5) Sed qui remotis e municipiis seueraque adhuc et antiqui moris retinente Italia, quique per longinquas prouincias lasciuia inexperti officio legationum aut priuata utilitate aduenerant, neque aspectum illum tolerare neque labori inhonesto sufficere, cum manibus nesciis fatiscerent, turbarent gnaros ac saepe a militibus uerberarentur, qui per cuneos stabant ne quod temporis momentum impari clamore aut silentio segni praeteriret . Mais Néron ne cessait de répéter qu’il n’avait en rien besoin de la brigue ou de la puissance du Sénat : il serait au même niveau que ses adversaires et obtiendrait une gloire mérité grâce à la conscience des juges. Il commence donc par réciter un poème sur la scène ; puis, comme la foule réclamait instamment qu’il exposât au public toutes ses capacités – ce furent en effet les paroles qu’ils prononcèrent –, il entre dans le théâtre, se conformant à toutes les règles de la cithare – ne pas s’asseoir par fatigue, ne pas essuyer sa sueur avec d’autre habit que celui qu’il portait, ne pas montrer les excrétions de sa bouche ou de son nez. Enfin, il fléchit le genou et, après avoir honoré cette assemblée d’un geste de main, il attendait la décision des juges en feignant la peur. Et, certes, la plèbe de la ville, habituée à supporter aussi les mimiques des histrions, retentissait d’applaudissements rythmés par des mesures précises. On aurait dit qu’ils étaient heureux, et peut-être l’étaient-ils, eux qui n’avaient cure du scandale public. (5) Mais ceux qui venaient de municipes éloignés et de cette Italie qui, encore sévère, conservait les mœurs antiques, tout comme ceux qui ne connaissaient pas cette débauche parce qu’ils arrivaient de provinces distantes pour une ambassade ou pour une affaire privée, ceux-là ne supportaient pas ce spectacle et n’étaient pas à la hauteur de ce travail malhonnête : leurs mains ignorantes se fatiguaient et troublaient ceux qui savaient, et ils étaient souvent battus par les soldats qui se tenaient le long des gradins afin qu’il ne s’écoulât pas une seconde avec moins d’acclamations ou dans un silence nonchalant.
214/430 [Ann] XVI, 13 Épidémie à Rome
La fin de l'année 65 ap. J.-C. fut marquée par plusieurs catastrophes naturelles, dont une épidémie, conséquence, peut-être, d'un ouragan en Campanie. Comme d'habitude, c'est pour Tacite l'occasion d'un tableau pathétique des souffrances de la population romaine.
In qua [Vrbe] omne mortalium genus uis pestilentiae depopulabatur , nulla caeli intemperie quae occurreret oculis. Sed domus corporibus exanimis, itinera funeribus complebantur ; non sexus, non aetas periculo uacua ; seruitia perinde et ingenua plebes raptim extingui , inter coniugum et liberorum lamenta, qui, dum adsident, dum deflent , saepe eodem rogo cremabantur. Equitum senatorumque interitus quamuis promisci minus flebiles erant, tamquam communi mortalitate saeuitiam principis praeuenirent. Dans la ville, tout le genre humain était ravagé par une épidémie, sans qui n’y eût d’intempérie de visible. Mais les maisons étaient bien remplies de cadavres, les routes de funérailles ; aucun sexe, aucun âge d’échappait au danger ; les esclaves tout comme la plèbe ingénue disparaissaient à la hâte au milieu des lamentations de leurs épouses et de leurs enfants qui, en les veillant et en les déplorant, finissaient souvent par être brûlés sur le même bûcher. Quant au trépas des chevaliers et des sénateurs, quoiqu’il ne différât pas, il était moins pathétique, comme si, par cette mort commune, ils prévenaient la cruauté du prince.
215/430 [Ann] XVI, 14 Antistius Sosianus dénonce P. Anteius et Ostorius Scopula
Au début de l'année 66 ap. J.-C., Antistius Sosianus, ancien tribun de la plèbe exilé pour avoir écrit des vers satiriques contre Néron, obtient son rappel en fabriquant une accusation contre deux ennemis de Néron, P. Anteius et Ostorius Scapula. Ces derniers semblent avoir eu connaissance de leur sort par la rumeur (uulgato).
Exim missae liburnicae aduehiturque propere Sosianus. Ac uulgato eius indicio inter damnatos magis quam inter reos Anteius Ostoriusque habebantur , adeo ut testamentum Antei nemo obsignaret, nisi Tigellinus auctor extitisset monito prius Anteio ne supremas tabulas moraretur. Puis, on envoie des liburnes pour transporter en hâte Sosianus. Et dès que le bruit se fut répandu de sa dénonciation, Anteius et Ostorius furent tenus pour condamnés plus que pour coupables, au point que le testament d’Anteius n’allait être scellé par personne si Tigellin n’en avait pas donné l’exemple ; Anteius avait été prévenu avant de ne pas tarder à composer ses dernières volontés.
216/430 [Ann] XVI, 22 L'opinion publique parle de la discorde entre Néron et Thrasea Paetus
Thrasea Paetus, ancien consul et proche des milieux stoïciens, s'était opposé très tôt au régime néronien. En 66 ap. J.-C., Néron décida de l'éliminer. Il est influencé en cela par Cossutanius Capito (beau-fils de Tigellin), dont voici le début du discours adressé au prince.
[Et Capito] « ut quondam C. Caesarem » inquit « et M. Catonem , ita nunc te, Nero, et Thraseam auida discordiarum ciuitas loquitur . » « De même qu’autrefois, dit Capito, César et Caton, aujourd’hui, la ville avide de discorde parle de toi, Néron, et de Thrasea ».
217/430 [Ann] XVI, 23 Condamnation de Barea Soranus
Barea Soranus (consul suffect en 52 ap. J.-C.) est accusé au même moment que Thrasea Paetus, par le délateur Ostorius Sabinus. On lui reproche notamment son amitié avec le capax imperii Rubellius Plautus. Tacite décrit ici la stratégie qui prévalut au choix du moment de la délation.
Tempus damnationi [Bareae Sorani] delectum quo Tiridates accipiendo Armeniae regno aduentabat, ut ad externa rumoribus intestinum scelus obscuraretur, an ut magnitudinem imperatoriam caede insignium uirorum, quasi regio facinore, ostentaret. Pour condamner Barea Soranus, on choisit le moment où Tiridate approchait de Rome pour recevoir le royaume d’Arménie ; ainsi, les rumeurs concernées par la politique étrangère pourraient dissimuler aux regards ce crime intérieur, ou bien était-ce pour montrer par le meurtre d’hommes illustres, comme par un crime royal, la grandeur de l’Empire.
218/430 [Ann] XVI, 27 Menaces des soldats aux sénateurs lors du procès de Thrasea Paetus
Pour obtenir du sénat qu'il condamne Thrasea Paetus, Néron fit encercler le lieu de réunion (le temple de Vénus Genitrix, sur le forum de César), par des prétoriens.
Inter quorum [militum] aspectus et minas ingressi curiam senatores, et oratio principis per quaestorem eius audita est. Sous le regard et les menaces des soldats, les sénateurs entrèrent dans la curie, et l’on écouta le discours que le prince délivrait par l’intermédiaire de son questeur.
219/430 [Ann] XVI, 29 Déploration du sénat face au sort de Thrasea Paetus et d'Helvidius Priscus
Le semblant de procès de Thrasea Paetus que le sénat dut tenir déclencha des réactions pathétiques (une forme de miseratio) face au destinde Thrasea et de son beau-fils, Helvidius Priscus.
Simul ipsius Thraseae uenerabilis species obuersabatur [Senatui] ; et erant qui Heluidium quoque miserarentur , innoxiae adfinitatis poenas daturum. Quid Agrippino et obiectum nisi tristem patris fortunam, quando et ille perinde innocens Tiberii saeuitia concidisset. Enimuero Montanum probae iuuentae neque famosi carminis, quia protulerit ingenium, extorrem agi. En même temps, l’auguste apparence de Thrasea s’offrait au regard des sénateurs, et il y en avait pour déplorer aussi le sort d’Helvidius, condamné à être puni à cause de son innocente parenté. Quant à Agrippinus, que lui reprochait-on, sinon le déplorable destin de son père, lui qui, tout pareillement, était tombé, quoique innocent, sous les coups de la cruauté de Tibère ? Et de fait, Montanus, sans que sa jeunesse intègre n’eût produit de poème diffamatoire, était traité en banni pour avoir témoigné de son génie.
220/430 [Ann] XVI, 34 Thrasea exhorte ses amis à partir
Apprenant la nouvelle de sa condamnation chez lui, Thrasea Paetus exhorta ses amis à quitter sa demeure pour ne pas s'exposer à la colère du prince.
Igitur flentis queritantis que qui aderant facessere propere Thrasea neu pericula sua miscere cum sorte damnati hortatur […]. Comme l’assemblée pleurait en ne cessant de se plaindre, Thrasea les exhorte à partir au plus vite, à ne pas mêler les propres risques qu’ils couraient au sort d’un condamné.
221/430 [Hist] I, 4 État d'esprit des Romains à la mort de Néron
Après l'introduction de son ouvrage, Tacite livre un tableau de la situation de Rome à la mort de Néron, sous la forme d'une spectrographie de la société romaine. La plebs sordida est essentiellement présentée par son rapport aux rumeurs.
Finis Neronis ut laetus primo gaudentium impetu fuerat, ita uarios motus animorum non modo in urbe apud patres aut populum aut urbanum militem, sed omnis legiones duces que conciuerat, euulgato imperii arcano posse principem alibi quam Romae fieri. Sed patres laeti , usurpata statim libertate licentius ut erga principem nouum et absentem ; primores equitum proximi gaudio patrum ; pars populi integra et magnis domibus adnexa, clientes libertique damnatorum et exulum in spem erecti : plebs sordida et circo ac theatris sueta, simul deterrimi seruorum, aut qui adesis bonis per dedecus Neronis alebantur, maesti et rumorum auidi. Si la mort de Néron fut tout d’abord une heureuse nouvelle, reçue dans un élan de joie, elle suscita différentes émotions non seulement à Rome chez les sénateurs, le peuple ou dans la garnison de la ville, mais aussi dans toutes les légions et chez tous les généraux, car on avait rendu public ce secret du pouvoir : on pouvait faire un prince ailleurs qu’à Rome. Mais les sénateurs étaient heureux : en effet, ils venaient de s’emparer de leur liberté plutôt hardiment, étant donné qu’ils avaient à faire face à un prince nouveau et absent ; l’élite des chevaliers n’était pas moins joyeuse que les sénateurs. La partie raisonnable du peuple, liée d’intérêt aux grandes familles, comme les clients et les affranchis de ceux qui avaient été condamnés à l’exil étaient transportés d’espoir ; quant à la basse plèbe, habituée à aller au cirque et au théâtre, et, avec elle, la partie la plus vile des esclaves ou bien ceux qui, après avoir rongé leurs biens, se nourrissaient de l’ignominie de Néron, dans leur affliction, ils se complaisaient aux rumeurs.
222/430 [Hist] I, 5 Rumeurs contraires à Galba
Même avant son entrée à Rome, des rumeurs (courant, semble-t-il, parmi les prétoriens) s'en prirent à deux traits de la personnalité de Galba, proclamé empereur en Espagne : sa vieillesse (autant physique que morale) et son avarice.
Et Nymphidius quidem in ipso conatu oppressus, set quamuis capite defectionis ablato manebat plerisque militum conscientia, nec deerant sermones senium atque auaritiam Galbae increpantium . Laudata olim et militari fama celebrata seueritas eius angebat aspernantis ueterem disciplinam atque ita quattuordecim annis a Nerone adsuefactos ut haud minus uitia principum amarent quam olim uirtutes uerebantur. Certes, Nymphidius avait été écrasé au moment même de sa tentative, mais quoique le chef de la défection fût tombé, son sentiment intime persistait chez la plupart des soldats, et il ne manquait pas de bruits qui blâmaient la vieillesse et l’avarice de Galba. Alors qu’on la louait autrefois et que la rumeur militaire la propageait, sa sévérité inquiétait les contempteurs de l’antique discipline que quatorze années de règne de Néron avaient accoutumés à ne pas moins aimer les vices des princes qu’autrefois, ils en respectaient les vertus.
223/430 [Hist] I, 7 Moqueries sur l'âge de Galba
L'opinion publique (très indéterminée ici) s'en prit rapidement à la sénilité de Galba, l'opposant à la jeunesse de Néron.
Ipsa aetas Galbae inrisui ac fastidio erat adsuetis iuuentae Neronis et imperatores forma ac decore corporis, ut est mos uolgi, comparantibus . C’était précisément l’âge de Galba qui restait sujet de moqueries et de répugnance chez ceux qui, habitués à la jeunesse de Néron, comparaient, comme de coutume dans la foule, les empereurs par leur beauté et leur charme.
224/430 [Hist] I, 12 Arrivée d'un rapport concernant la sédition de Germanie
L'ordre artificiel choisi par Tacite pour raconter les événements de janvier 69 le conduit à faire d'abord le récit de la situation à Rome, puis celui des troubles en Germanie. L'historien décrit cependant ici l'arrivée des nouvelles alarmantes venant du nord de l'Empire (il s'agit du refus des deux légions de Germanie supérieure de prêter le serment à Galba le 1er janvier), et les conséquences qu'elle eut en précipitant l'adoption de Pison.
Paucis post kalendas Ianuarias diebus Pompei Propinqui procuratoris e Belgica litterae adferuntur, superioris Germaniae legiones rupta sacramenti reuerentia imperatorem alium flagitare et senatui ac populo Romano arbitrium eligendi permittere quo seditio mollius acciperetur . Maturauit ea res consilium Galbae iam pridem de adoptione secum et cum proximis agitantis. Non sane crebrior tota ciuitate sermo per illos mensis fuerat, primum licentia ac libidine talia loquendi, dein fessa iam aetate Galbae . Paucis iudicium aut rei publicae amor : multi stulta spe, prout quis amicus uel cliens, hunc uel illum ambitiosis rumoribus destinabant, etiam in Titi Vinii odium, qui in dies quanto potentior eodem actu inuisior erat.  Peu de jours après les calendes de janvier, l’on reçut une lettre du procurateur de Belgique, Pompeius Propinquus, dans laquelle il était dit que les légions de Germanie supérieure, rompant le respect dû au serment militaire, réclamaient un autre empereur, laissant au Sénat et au peuple romain le soin de le choisir afin que leur sédition fût reçue avec plus d’indulgence. Cet événement amena à son terme l’adoption que Galba examinait depuis quelque temps en lui-même et avec ses conseillers les plus proches. Dans la cité toute entière, absolument aucune rumeur n’avait été, ces derniers mois, plus fréquente, d’abord parce qu’il était permis et que l’on adorait propager de tels propos, et puis parce que Galba avait désormais un âge vénérable. Peu de gens considéraient l’État avec discernement ou avec amour ; au contraire, nombreux étaient ceux qui, dans un espoir insensé, jetaient leur dévolu sur un candidat, selon les liens d’amitié ou de clientèle, intriguant par des rumeurs ; jouait aussi un rôle la haine que l’on éprouvait pour Titus Vinius qui, plus puissant de jour en jour, était du même coup de plus en plus haï.
225/430 [Hist] I, 13 Rumeurs d'alliance entre Titus Vinius et Othon
Fin 68 et début 69, les conjectures allaient bon train à Rome sur la succession de Galba, qui apparaissait comme un empereur vieillissant, et voué à jouer un rôle de transition plutôt qu'à inscrire dans la durée. L'héritier idéal semblait être Othon (M. Salvius Otho). Certains (qui ?) discutaient dans des rumeurs d'un mariage possible entre Othon et la fille de Titus Vinius, conseiller influent de Galba (et son collègue au consulat pour 69).
Neque erat Galbae ignota Othonis ac Titi Vinii amicitia ; et rumoribus nihil silentio transmittentium , quia Vinio uidua filia, caelebs Otho, gener ac socer destinabantur . Galba n’ignorait pas l’amitié qui unissait Othon et Titus Vinius ; et par ailleurs, les gens qui ne passent rien sous silence, voyant la fille de Vinius, qui était veuve, et Othon, qui était célibataire, les faisaient futurs gendre et beau-père dans leurs rumeurs.
226/430 [Hist] I, 17 Rumeurs sur l'adoption de Pison
Se défiant des conseils de Titus Vinius, qui favorisait Othon (cf. Tac., Hist., 1.13), Galba choisit Pison (Lucius Calpurnius Piso Licinianus) comme successeur. Les rumeurs allaient bon train devant le palais impérial, où se jouait l'adoption, dans une foule que Tacite évoque par synecdoque seulement.
Circumsteterat interim Palatium publica exspectatio , magni secreti impatiens ; et male coercitam famam supprimentes augebant. Pendant ce temps, le palais était encerclé par la curiosité publique qui était impatiente de connaître ce grand secret, et ceux qui essayaient de réprimer les bruits qui fuyaient ne faisaient que les enfler .
227/430 [Hist] I, 18 Contio de Galba devant les prétoriens
Le 10 janvier 69, Galba annonça dans une contio faite au camp des prétoriens qu'il adoptait Pison ; dans le même temps, il rassura les soldats quant à la révolte des légions de Germanie, essayant ainsi de contrôler l'information dont disposaient les troupes et de contrer d'éventuelles rumeurs.
Ac ne dissimulata seditio in maius crederetur , ultro adseuerat [Galba]quartam et duoetuicensimam legiones, paucis seditionis auctoribus, non ultra uerba ac uoces errasse et breui in officio fore. Nec ullum orationi aut lenocinium addit aut pretium. Tribuni tamen centurionesque et proximi militum grata auditu respondent ; per ceteros maestitia ac silentium , tamquam usurpatam etiam in pace donatiui necessitatem bello perdidissent. En outre, afin que la sédition, si on la dissimulait, ne soit pas prise de manière exagérée, Galba va jusqu’à assurer que la quatrième et la vingt-deuxième légions, sous l’influence d’un petit nombre de séditieux, avait certes fauté, mais guère plus que par des mots et des cris : elles seraient vite ramenées à leur devoir. Il n’ajoute rien à son discours, ni appât, ni récompense. Les tribuns, les centurions et les plus proches parmi les soldats lui répondent tout de même des paroles agréables à l’oreille ; mais chez les autres, c’était la tristesse et le silence, comme s’ils avaient perdu dans la guerre le donatiuum, cette pratique devenue obligatoire même dans la paix.
228/430 [Hist] I, 22 Présages de l'astrologue Ptolémée à Othon
Dans le portrait d'Othon, Tacite souligne l'influence des astrologues sur le futur empereur ; il cible particulièrement Ptolémée, qui avait annoncé à Othon son destin impérial, et qui semble s'être fondé pour cela sur les rumeurs qui couraient à Rome à la fin de l'année 68.
Multos secreta Poppaeae mathematicos, pessimum principalis matrimonii instrumentum , habuerant : e quibus Ptolemaeus Othoni in Hispania comes, cum superfuturum eum Neroni promisisset, postquam ex euentu fides, coniectura iam et rumore senium Galbae et iuuentam Othonis computantium persuaserat fore ut in imperium adscisceretur. Les quartiers de Poppée, le pire des aménagements du mariage pour un prince, abritaient de nombreux astrologues, parmi lesquels se trouvait Ptolémée, compagnon d’Othon en Espagne ; comme il lui avait promis qu’il survivrait à Néron, le cours des événements lui ayant assuré une relation de confiance, il s’était appuyé sur des conjectures et sur les rumeurs de ceux qui prenaient en compte la vieillesse de Galba et la jeunesse d’Othon pour le persuader qu’il serait appelé à l’Empire.
229/430 [Hist] I, 26 Rumeur de la défection des légions du Rhin
La nouvelle du refus des légions du Rhin de prononcer le serment à Galba le 1er janvier 69, annoncée aux prétoriens par Galba le 10 janvier (cf. Tac., Hist., 1.18), se répandit ensuite par la rumeur (uolgatum erat) au sein des autres troupes qui demeuraient à Rome (la légion I Adiutrix et des auxiliaires). Cf. aussi Tac., Hist., 1.30.2.
Infecit ea tabes legionum quoque et auxiliorum motas iam mentes, postquam uolgatum erat labare Germanici exercitus fidem […]. Cette corruption attaqua aussi les légions et les troupes auxiliaires, dont l’esprit s’était déjà ému après que le bruit se fut répandu que la fidélité de l’armée de Germanie chancelait.
230/430 [Hist] I, 29 Rumeur du putsch d'Othon
La crise du 15 janvier 69 fut déclenchée par la salutation impériale d'Othon sur le forum ; elle s'aggrava quand l'usurpateur prit le camp des prétoriens. La rumeur en parvint rapidement à Galba, qui effectuait des sacrifices sur le Palatin.
Ignarus interim Galba et sacris intentus fatigabat alieni iam imperii deos, cum adfertur rumor rapi in castra incertum quem senatorem, mox Othonem esse qui raperetur , simul ex tota urbe, ut quisque obuius fuerat , alii formidine augentes, quidam minora uero , ne tum quidem obliti adulationis. Galba, pendant ce temps, ignorait tout et, absorbé par ses sacrifices, harcelait les dieux d’un empire qui appartenait déjà à un autre, lorsque lui est rapporté une rumeur selon laquelle on emporte au camp un sénateur, on ne sait trop qui ; bientôt c’est Othon qu’on emporte : car en même temps, provenus de la ville toute entière à mesure qu’ils se trouvaient sur le chemin d’Othon, les uns exagéraient par peur, d’autres, au contraire, minimisaient (en effet, même alors, ils n’oubliaient pas l’adulation)
231/430 [Hist] I, 31 Menaces des prétoriens contre les émissaires de Galba
Galba tenta d'envoyer plusieurs tribuns (Cetrius Severus, Subrius Dexter et Pompeius Longinus) aux prétoriens afin de calmer la sédition. Ceux-ci furent mal accueillis et ne réussirent pas leur mission.
Tribunorum Subrium et Cetrium adorti milites [praetoriani] minis, Longinum manibus coercent exarmantque , quia non ordine militiae, sed e Galbae amicis, fidus principi suo et desciscentibus suspectior erat . Parmi les tribuns, Subrius et Certrius sont assaillis de menace de la part des prétoriens ; quant à Longinus, ils le contiennent en en venant aux mains et le désarment : de fait, ce ne fut pas la hiérarchie militaire, mais son amitié avec Galba qui fit que, fidèle à son prince, il était plus suspect aux yeux des révoltés.
232/430 [Hist] I, 32 Soutien de la plèbe à Galba
La nouvelle du putsch pousse une partie importante de la plèbe (toute, selon Tacite, mais il s'agit bien sûr d'une exagération) à manifester son soutien à l'empereur légitime en se rendant sur le Palatin et en faisant entendre diverses clameurs. Le vernis aristocratique déployé par Tacite ici ne doit pas cacher la prise de position politique du peuple ici.
Vniuersa iam plebs Palatium implebat , mixtis seruitiis et dissono clamore caedem Othonis et coniuratorum exitium poscentium ut si in circo aut theatro ludicrum aliquod postularent : neque illis iudicium aut ueritas , quippe eodem die diuersa pari certamine postulaturis , sed tradito more quemcumque principem adulandi licentia adclamationum et studiis inanibus . La plèbe tout entière remplissait désormais le Palatium ; les esclaves s’y étaient mêlés et l’on entendait une clameur discordante réclamer le meurtre d’Othon et la mort des conjurés, comme s’ils étaient au cirque ou au théâtre et qu’ils demandassent quelque chose : ils n’avaient pas même de faculté de discernement ou de sens de la vérité, eux qui, de fait, allaient demander le même jour tout le contraire pour un affrontement semblable ; mais c’était une coutume durable chez eux que d’aduler quelque prince que ce soit en l’acclamant sans retenue et avec un attachement vain.
233/430 [Hist] I, 34-35 Rumeur de la mort d'Othon au camp des prétoriens
Après avoir hésité entre défendre le Palatin et prendre l'initiative de l'action contre Othon, Galba décide d'envoyer Pison au camp des prétoriens. La rumeur (fausse) de la mort d'Othon dans les Castra Praetoria se met à courir immédiatement après, déclenchant un vaste mouvement de foule (cf. Tac., Hist., 1.32 pour la présence de nombreux plébéiens devant le palais).
Vixdum egresso Pisone occisum in castris Othonem uagus primum et incertus rumor ; mox, ut in magnis mendaciis, interfuisse se quidam et uidisse adfirmabant, credula fama inter gaudentis et incuriosos . Multi arbitrabantur compositum auctumque rumorem mixtis iam Othonianis, qui ad euocandum Galbam laeta falso uolgauerint. (35) Tum uero non populus tantum et imperita plebs in plausus et immodica studia sed equitum plerique ac senatorum, posito metu incauti, refractis Palatii foribus ruere intus ac se Galbae ostentare, praereptam sibi ultionem querentes, ignauissimus quisque et, ut res docuit, in periculo non ausurus, nimii uerbis, linguae feroces ; nemo scire et omnes adfirmare, donec inopia ueri et consensu errantium uictus sumpto thorace Galba inruenti turbae neque aetate neque corpore resistens sella leuaretur. Pison à peine parti, une rumeur, d’abord vague et imprécise, surgit : on a tué Othon dans le camp. Bientôt, comme cela advient dans les grandes supercheries, certains affirmaient qu’ils y avaient assisté, qu’ils l’avaient vu, bruit auquel on croyait facilement parmi ceux qui s’en réjouissaient tout comme ceux qui y étaient insensibles. Beaucoup croyaient que la rumeur avait été créée et ornée par des Othoniens qui s’étaient alors infiltrés, répandant ces bruits réjouissants afin d’attirer Galba par un mensonge. Alors, ce ne fut plus seulement le peuple et la plèbe ignorante qui se répandirent en applaudissements et en manifestations excessives de zèle : la plupart des chevaliers et des sénateurs, la crainte passée, franchirent imprudemment les portes brisées du palais et se précipitèrent à l’intérieur pour se mettre en évidence devant Galba ; ils se plaignaient que la vengeance leur ait été ravie ; tous les plus lâches, ceux qui, comme le montra la suite, n’oseraient rien en situation de danger, étaient excessifs dans leurs mots, intrépides dans leurs paroles. Personne ne savait, tout le monde affirmait jusqu’au point où, défait par l’absence de vrai et le consentement de ceux qui étaient dans l’erreur, Galba, sa cuirasse saisie, ne pouvant résister à la foule en furie ni par son âge, ni par son corps, se fait porter en litière. 
234/430 [Hist] I, 36 Soutien des prétoriens à Othon
En miroir des démonstrations de la plèbe en faveur de Galba (cf. Tac., Hist., 1.32), les prétoriens manifestent par des moyens semblables, mais plus vigoureux (cris, clameurs, acclamations) la faveur qu'ils donnent à Othon.
Nec tribunis aut centurionibus adeundi [signis] locus : gregarius miles caueri insuper praepositos iubebat . Strepere cuncta clamoribus et tumultu et exhortatione mutua, non tamquam in populo acplebe , uariis segni adulatione uocibus, sed ut quemque adfluentium militum aspexerant, prensare manibus, complecti armis, conlocare iuxta , praeire sacramentum, modo imperatorem militibus, modo milites imperatori commendare. Et l’on ne laissait pas de place aux tribuns ou aux centurions pour s’approcher du tribunal : les soldats communs ordonnaient qu’on prît aussi garde aux officiers. Toute la place résonnait des clameurs, du tumulte et des encouragements réciproques ; ce n’était pas comme dans le peuple et la plèbe, où l’on entend des propos variés prononcés dans une molle adulation : à mesure que l’on apercevait un soldat dans la masse, on le prenait par les mains, on l’embrassait, on le plaçait à côté de soi, on lui dictait le serment, recommandant tantôt l’empereur aux soldats, tantôt les soldats à l’empereur.
235/430 [Hist] I, 37 Évocation du massacre du Pont Mulvius par Othon
Dans son discours aux prétoriens, Othon évoque (de manière très hyperbolique) les soldats que Galba avait fait mettre à mort en arrivant à Rome, à la fin de l'année 68 (il s'agissait des rameurs de la flotte constitués en légion par Néron et refusant de quitter cet état).
Horror animum subit quotiens recordor feralem introitum et hanc solam Galbae uictoriam, cum in oculis urbis decimari deditos iuberet, quos deprecantis in fidem acceperat. Un frisson saisit mon esprit à chaque fois que je me rappelle cette entrée funeste, et cette seule victoire de Galba, lorsque, sous les yeux de la ville, il ordonnait que soient décimés ceux qui s’étaient rendus et que, entendant leurs prières, il avait pris sous sa protection.
236/430 [Hist] I, 39 Pison renonce à se rendre au camp des prétoriens
Pison, qui avait été envoyé avant Galba au camp des prétoriens pour tenter d'y rétablir l'ordre (cf. Tac., Hist., 1.34), fit demi-tour lorsqu'il perçut le bruit (au sens propre du terme) que produisaient les prétoriens dans la caserne.
Iam exterritus Piso fremitu crebrescentis seditionis et uocibus in urbem usque resonantibus , egressum interim Galbam et foro adpropinquantem adsecutus erat. Déjà terrifié par le frémissement de la sédition grandissante et par les voix qui résonnaient jusque dans la ville, Pison rattrapa Galba qui, pendant ce temps, était sorti et s’approchait du forum.
237/430 [Hist] I, 40 Silence de la population sur le forum
Galba était sorti du palais pour se rendre sur le forum. Juste avant sa mort, Tacite décrit une scène forte et étonnante : le silence de la foule, naguère très bruyante (cf. Tac., Hist., 1.32). C'est sans doute parce que les soutiens de Galba comprirent qu'Othon n'était pas mort et qu'il envoyait des troupes sur le forum que ce changement d'état d'esprit eut lieu.
Agebatur huc illuc Galba uario turbae fluctuantis impulsu, completis undique basilicis ac templis, lugubri prospectu. Neque populi aut plebis ulla uox, sed attoniti uultus et conuersae ad omnia aures ; non tumultus, non quies, quale magni metus et magnae irae silentium est . L’on poussait Galba de-ci, de-là, au gré des diverses impulsions de la foule qui le ballottait ; les basiliques et les temples étaient remplis – spectacle sinistre. Et aucune voix ne provenait du peuple ou de la plèbe : c’étaient des visages frappés de stupeur, des oreilles attentives à tout bruit – pas le tumulte, pas le calme, mais le silence qui accompagne les grandes craintes ou les grandes colères.
238/430 [Hist] I, 44 Gloriole des meurtriers de Galba
Les prétoriens envoyés par Othon n'eurent aucun mal à tuer Galba sur le forum. Plusieurs d'entre eux s'en vantèrent auprès d'Othon, sans doute dans le but d'obtenir une gratification.
Praefixa contis capita gestabantur inter signa cohortium iuxta aquilam legionis, certatim ostentantibus cruentas manus qui occiderant, qui interfuerant, qui uere qui falso ut pulchrum et memorabile facinus iactabant . On avait fixé les têtes sur des piques, et on les promenait entre les étendards des cohortes, à côté de l’aigle de la légion ; à qui mieux-mieux, les meurtriers montraient leurs mains pleines de sang, tout comme ceux qui n’avaient fait qu’assister au crime et ceux qui, soit vérité, soit mensonge, s’en glorifiaient comme d’un acte sublime et mémorable.
239/430 [Hist] I, 45 Servilité du peuple et du Sénat auprès d'Othon
La disparition de Galba eut pour conséquence, selon Tacite, que la population romaine, sans distinction de rang, se précipita vers Othon, qui se trouvait encore dans le camp des prétoriens, pour lui manifester son soutien.
Alium crederes senatum, alium populum : ruere cuncti in castra, anteire proximos, certare cum praecurrentibus , increpare Galbam, laudare militum iudicium, exosculari Othonis manum ; quantoque magis falsa erant quae fiebant, tanto plura facere. On aurait dit un autre Sénat, un autre peuple : les voilà qui se précipitent tous au camp, qui essaient de dépasser leurs voisins, qui luttent avec ceux qui les précèdent, qui blâment Galba, qui louent la faculté de jugement des soldats, qui couvrent de baisers la main d’Othon ; et plus ce qu’ils faisaient était faux, plus ils en faisaient.
240/430 [Hist] I, 46 Les prétoriens demandent la fin des uacationes
Parmi les demandes que les prétoriens firent entendre à Othon après l'accession au pouvoir de ce dernier, il y eut celle de la fin des uacationes, système de dispenses monnayées par les centurions aux simples soldats pour éviter certaines corvées (le sens n'est pas parfaitement sûr).
Flagitatum [a militibus] ut uacationes praestari centurionibus solitae remitterentur ; namque gregarius miles ut tributum annuum pendebat. On réclama la remise des exemptions que les centurions avaient coutume de procurer : en effet, le soldat commun s’en acquittait comme d’un tribut annuel.
241/430 [Hist] I, 50 Déploration de la guerre civile chez les Romains
La mort de Galba et la prise de pouvoir d'Othon furent suivies d'une nouvelle supplémentaire, l'officialisation de la proclamation impériale de Vitellius en Germanie. La conjonction de ces événements, qui rendaient manifeste le début de la guerre civile, provoqua une longue déploration chez les Romains, que Tacite rend ici sous une forme très rhétorique.
Trepidam urbem ac simul atrocitatem recentis sceleris, simul ueteres Othonis mores pauentem nouus insuper de Vitellio nuntius exterruit, ante caedem Galbae suppressus ut tantum superioris Germaniae exercitum desciuisse crederetur. Tum duos omnium mortalium impudicitia ignauia luxuria deterrimos uelut ad perdendum imperium fataliter electos non senatus modo et eques, quis aliqua pars et cura rei publicae, sed uulgus quoque palam maerere. Nec iam recentia saeuae pacis exempla sed repetita bellorum ciuilium memoria captam totiens suis exercitibus urbem, uastitatem Italiae, direptiones prouinciarum, Pharsaliam Philippos et Perusiam ac Mutinam, nota publicarum cladium nomina, loquebantur. Prope euersum orbem etiam cum de principatu inter bonos certaretur, sed mansisse G. Iulio, mansisse Caeare Augusto uictore imperium ; mansuram fuisse sub Pompeio Brutoque rem publicam : nunc pro Othone an pro Vitellio in templa ituros ? Vtrasque impias preces, utraque detestanda uota inter duos, quorum bello solum id scires, deteriorem fore qui uicisset . Erant qui Vespasianum et arma Orientis augurarentur , et ut potior utroque Vespasianus, ita bellum aliud atque alias cladis horrebant. La ville tremblait de peur devant l’horreur du crime qui venait d’être perpétré et craignait dans le même temps les anciennes mœurs d’Othon ; mais ce fut l’arrivée, en plus de cela, d'un nouveau rapport concernant Vitellius qui la terrifia. Cette information avait été contenue avant le meurtre de Galba si bien que l’on croyait que seule l’armée de Germanie supérieure avait fait défection. Alors, ce ne fut plus seulement le Sénat et l’ordre équestre (eux qui avaient une partie du pouvoir et qui se souciaient quelque peu du bien de l’État), mais aussi le peuple qui déplorèrent ouvertement que, parmi tous les hommes, ce soit les deux plus vicieux par leurs mœurs, leur mollesse et leurs excès, qui aient été choisis, presque fatalement, pour perdre l’Empire. On ne parlait plus désormais des exemples récents qu’avait fournis une paix cruelle, mais on évoquait le souvenir des guerres civiles : Rome tant de fois prise par ses propres troupes, l’Italie ravagée, les provinces pillées, Pharsale, Philippe, Pérouse, Modène, ces noms qui étaient connus pour avoir été des désastres publics. Le monde avait presque été réduit à néant même quand c’étaient des hommes de bien qui luttaient pour le principat, mais lors de la victoire de Jules César ou de celle d’Auguste, l’empire était resté debout ; la République serait restée debout sous la direction de Pompée et de Brutus ; mais désormais, en faveur de qui iraient-ils prier dans les temples ? Othon ou Vitellius ? Pour l’un ou pour l’autre, les prières seraient sacrilèges, pour l’un ou l’autre, les vœux seraient exécrables, car une seule chose était sûre : la guerre qu’ils se livraient ferait triompher le plus vicieux des deux. Il y en avait pour pressentir Vespasien et ses troupes de l’Orient, et même si Vespasien était préférable aux deux autres, la perspective d’une autre guerre et d’autres massacres les faisait frissonner.
242/430 [Hist] I, 51 État d'esprit des légions du Rhin avant 69 ap. J.-C.
Tacite retrace ici l'évolution des mentalités des légions du Rhin après la répression de l'insurrection de Julius Vindex contre Néron (printemps 68). Il y montre l'esprit de corps qui se développe sous l'effet de plusieurs facteurs (regroupement des légions, haine commune pour les partisans de Vindex, rumeurs de décimation).
Sed ante bellum [cum Vindice] centurias tantum suas turmasque nouerant ; exercitus finibus prouinciarum discernebantur : tum aduersus Vindicem contractae legiones, seque et Gallias expertae, quaerere rursus arma nouasque discordias ; nec socios, ut olim, sed hostis et uictos uocabant . Nec deerat pars Galliarum, quae Rhenum accolit, easdem partis secuta ac tum acerrima instigatrix aduersum Galbianos ; hoc enim nomen fastidito Vindice indiderant. Igitur Sequanis Aeduisque ac deinde, prout opulentia ciuitatibus erat, infensi expugnationes urbium, populationes agrorum, raptus penatium hauserunt animo, super auaritiam et adrogantiam, praecipua ualidiorum uitia, contumacia Gallorum inritati, qui remissam sibi a Galba quartam tributorum partem et publice donatos in ignominiam exercitus iactabant. Accessit callide uulgatum , temere creditum, decimari legiones et promptissimum quemque centurionum dimitti. Vndique atroces nuntii, sinistra ex urbe fama; infensa Lugdunensis colonia et pertinaci pro Nerone fide fecunda rumoribus ; sed plurima ad fingendum credendumque materies in ipsis castris, odio metu et, ubi uiris suas respexerant, securitate. Mais avant la guerre contre Vindex, l’on ne connaissait que sa centurie, que son escadron ; les armées étaient séparées par les frontières des provinces. Ce fut pour lutter contre Vindex qu’on rassembla les légions – qui s’éprouvèrent mutuellement et avec les Gaules ; elles se mirent en retour à chercher de nouveaux combats et de nouvelles discordes : elles n’appelaient plus les Gaulois « alliés », comme autrefois, mais « ennemis » et « vaincus ». Et une partie des Gaules (celle qui habite près du Rhin) ne se privait pas de suivre le même parti : c’était même elle qui poussait le plus violemment contre les « Galbiens » - nom que, par mépris, l’on donnait aux partisans de Vindex. Ainsi l’on se repaissait de la pensée des villes prises aux peuples que l’on haïssait : Séquanes, Éduens et, par la suite, toutes les cités de quelque richesse ; l’on imaginait les champs dévastés, les pénates emportées : au-delà de la cupidité et de l’arrogance, qui sont les principaux vices des puissants, ils s’irritaient de l’opiniâtreté des Gaulois qui se glorifiaient, pour jeter la honte sur l’armée, de la remise faite par Galba de la quatrième partie de leur tribut, et de leurs gratifications officielles. À cela s’ajouta les propos que l’on répandait habilement, et que l’on croyait sans réfléchir : les légions allaient être punies, les centurions les plus remuants renvoyés. D’horribles nouvelles venaient de partout, des on-dit fâcheux circulaient en provenance de Rome ; la colonie de Lyon, dans son irritation et son attachement fidèle à Néron, était riche en rumeurs. Mais ce qui nourrissait le plus les inventions et la crédulité se trouvait dans les camps eux-mêmes : c’était la haine, la crainte et, une fois prises en compte leurs propres forces, le sentiment de sécurité.
243/430 [Hist] I, 52 Réputation de Vitellius
Vitellius (Aulus Vitellius), commandant de l'armée de Germanie inférieure depuis 68, est jugé de façon diverse par les troupes de Germanie ; sa libéralité lui assure une bonne réputation auprès de la troupe.
Nec consularis legati mensura sed in maius omnia [acta a Vitellio] accipiebantur . Et ut Vitellius apud seueros humilis, ita comitatem bonitatemque fauentes uocabant , quod sine modo, sine iudicio donaret sua, largiretur aliena ; simul auiditate imperitandi ipsa uitia pro uirtutibus interpretabantur. Multi in utroque exercitu sicut modesti quietique ita mali et strenui . Et les actes de Vitellius on ne les considérait pas comme les mesures d’un légat consulaire, mais on les exagérait. Si, chez les gens sérieux, Vitellius passait pour un personnage médiocre, ses partisans prenaient son comportement pour de la bienveillance et de l’affabilité : de fait, selon eux, sans se réfréner, sans y réfléchir, il faisait don de ses biens et largesse de ceux des autres. En même temps, le désir de commander les poussait à considérer comme des vertus ses vices-mêmes. S’il y avait dans les deux armées des gens modérés et calmes, on y trouvait aussi des mauvais et turbulents.
244/430 [Hist] I, 53 Les peuples gaulois « corrompent » les légions du Rhin
Les Trévires et les Lingons, peuples de Gaule Belgique irrités contre Galba, cherchent à soulever les légions de Germanie, regroupées dans leurs quartiers d'hiver.
Et Treuiri ac Lingones, quasque alias ciuitates atrocibus edictis aut damno finium Galba perculerat, hibernis legionum propius miscentur : unde seditiosa colloquia et inter paganos corruptior miles ; et in Verginium fauor cuicumque alii profuturus. Quant aux Trévires, aux Lingons et aux autres cités que Galba avait frappé en de sévères édits ou par la saisie de leur territoire, ils se mêlaient aux quartiers d’hiver des légions, dont ils étaient assez proches ; d’où des entretiens séditieux et des soldats d’autant plus corrompus qu’ils vivaient au milieu de civils. Et il y avait aussi la popularité de Verginius, vouée à bénéficier à qui que ce soit d’autre.
245/430 [Hist] I, 54 Rumeur d'une potentielle décimation des légions
Les Lingons, comme les Trévires, avaient de fréquents contacts à la fin de l'année 68 avec les légions de Germanie supérieure, dirigées par le légat Hordeonius Flaccus, et installées à Mayence (et Windisch). Ces peuples essayaient (avec succès) de pousser les troupes romaines à l'insurrection contre Galba. Un quiproquo, dû à l'inconséquence malhabile d'Hordeonius Flaccus, fit croire que les émissaires lingons avaient été tués. Une rumeur se déclencha alors dans le camp.
Nec procul seditione aberant cum Hordeonius Flaccus abire legatos, utque occultior digressus esset, nocte castris excedere iubet . Inde atrox rumor, adfirmantibus plerisque interfectos, ac ni sibi ipsi consulerent , fore ut acerrimi militum et praesentia conquesti per tenebras et inscitiam ceterorum occiderentur . L’on n’était pas loin de la sédition lorsque Hordeonius Flaccus ordonne aux légats de partir et, pour leur départ se fasse plus secrètement, leur demande de sortir de nuit. D’où une violente rumeur : la plupart des soldats affirmaient qu’ils avaient été tués et que, si eux-mêmes n’y prenaient garde, les plus énergiques des soldats, ceux qui déploraient les circonstances présentes, seraient éliminés dans les ténèbres et à l’insu des autres.
246/430 [Hist] I, 55 Les légions de Germanie prêtent serment à Galba
La prestation de serment à l'empereur, ici Galba, qui avait lieu le 1er janvier dans les légions romaines, fut particulièrement complexe en Germanie inférieure (commandée par Vitellius) et en Germanie supérieure (commandée par Hordeonius Flaccus). Selon les légions, les réactions de contestation allèrent du silence et des protestations orales à un véritable refus, accompagné de gestes violents, dans l'armée de Germanie supérieure.
Inferioris tamen Germaniae legiones sollemni kalendarum Ianuariarum sacramento pro Galba adactae , multa cunctatione et raris primorum ordinum uocibus, ceteri silentio proximi cuiusque audaciam expectantes, insita mortalibus natura, propere sequi quae piget inchoare . Sed ipsis legionibus inerat diuersitas animorum : primani quintanique turbidi adeo ut quidam saxa in Galbae imagines iecerint : quinta decima ac sexta decima legiones nihil ultra fremitum et minas ausae initium erumpendi circumspectabant. At in superiore exercitu quarta ac duetuicensima legiones, isdem hibernis tendentes, ipso kalendarum Ianuariarum die dirumpunt imagines Galbae, quarta legio promptius, duetuicensima cunctanter, mox consensu . Ac ne reuerentiam imperii exuere uiderentur, senatus populique Romani oblitterata iam nomina sacramento aduocabant , nullo legatorum tribunorumue pro Galba nitente, quibusdam, ut in tumultu, notabilius turbantibus. Cependant, les légions de Germanie Inférieure furent poussées à prêter le serment formel à Galba aux calendes de janvier : ce fut une grande hésitation – l’on entendit de rares voix chez les centurions du plus haut grade, mais pour le reste, ce fut le silence : tous attendaient une manifestation d’audace de la part de leur voisin. Car c’est là la nature humaine : l’on est rapide à suivre ce qu’il pèse de commencer. Mais les légions elles-mêmes étaient dans des états d’esprit divers : ceux de la première et de la cinquième légions étaient troublés au point que certains jetèrent des pierres sur les portraits de Galba. La quinzième et la seizième légions n’osèrent guère plus qu’un frémissement menaçant : elles guettaient les débuts de la révolte. En revanche, dans l’armée de Germanie Supérieure, la quatrième et la vingt-deuxième légions, qui campaient dans les mêmes quartiers d’hiver, détruisent les portraits de Galba le jour précis des calendes de janvier, la quatrième avec plus d’empressement, la vingt-deuxième en hésitant, avant d’en venir à une ligne commune. Et pour éviter de paraître renier le respect dû à l’empire, elles firent appel, dans leur serment, aux noms déjà effacés du Sénat et du peuple romain ; aucun légat ou tribun ne s’efforçait de défendre Galba, et certains, comme il est normal dans le tumulte, troublaient la situation de manière plus notable.
247/430 [Hist] I, 60 État d'esprit en Bretagne
La Bretagne ne joua qu'un rôle mineur dans les événements de 68-70. Tacite décrit ici l'état d'esprit des troupes début 69, insistant sur les rivalités entre le gouverneur Trebellius Maximus et le légat de légion Roscius Coelius.
Trebellius seditionem et confusum ordinem disciplinae Coelio, spoliatas et inopes legiones Coelius Trebellio obiectabat, cum interim foedis legatorum certaminibus modestia exercitus corrupta eoque discordiae uentum ut auxiliarium quoque militum conuiciis proturbatus et adgregantibus se Coelio cohortibus alisque desertus Trebellius ad Vitellium perfugerit. Trebellius reprochait à Coelius de vouloir faire sédition et de troubler le bon ordre de la discipline, Coelius reprochait à Trebellius de dépouiller et d’appauvrir les légions : et pendant ce temps, ces rivalités scandaleuses des légats firent tant pour corrompre la modération de l’armée que l’on en vint à ce point de discorde où Trebellius, aussi ému par le vacarme des auxiliaires et abandonné par le rassemblement des cohortes et des ailes de cavalerie autour de Coelius, s’enfuit chez Vitellius.
248/430 [Hist] I, 62 Les soldats vitelliens veulent la guerre
Selon Tacite, la résolution de l'armée de Germanie à marcher sur Rome était particulièrement remarquable, et contrastait avec l'indolence de Vitellius.
Mira inter exercitum imperatoremque diuersitas : instare miles, arma poscere , dum Galliae trepident, dum Hispaniae cunctentur : non obstare hiemem neque ignauae pacis moras : inuadendam Italiam, occupandam urbem ; nihil in discordiis ciuilibus festinatione tutius, ubi facto magis quam consulto opus esse t. […] Instructi intentique signum profectionis exposcunt . Étonnante divergence d’esprit entre l’armée et son général : les soldats pressaient, réclamaient le combat tant que les Gaules tremblaient, tant que les Espagnes hésitaient. L’hiver n’était pas un obstacle, et les retards dus à une paix indolente non plus. Il fallait envahir l’Italie, occuper la ville : quand il s’agit de guerre civile, de plus sûr que la hâte – là, ce sont les faits, bien plus que les réflexions, qui sont nécessaires. […] Mis en ordre de bataille, remplis d’énergie, ils réclament le signal du départ.
249/430 [Hist] I, 62 Présage favorable pour les Vitelliens
La partie de l'armée vitellienne conduite par Fabius Valens reçut un augure favorable au moment de son départ en campagne.
Laetum augurium Fabio Valenti exercituique, quem in bellum agebat, ipso profectionis die aquila leni meatu, prout agmen incederet, uelut dux uiae praeuolauit, longumque per spatium is gaudentium militum clamor , ea quies interritae alitis fuit ut haud dubium magnae et prosperae rei omen acciperetur. Un augure favorable se manifesta pour Fabius Valens et l’armée qu’il menait à la guerre : le jour même du départ, un aigle, de son calme vol, suivant la marche de l’armée, guidait sa route comme un chef de guerre. Sur une longue distance, les clameurs des soldats réjouis et le calme de l’oiseau qui ne s’effrayait pas furent tels que, sans hésitation, on le reçut comme un présage de grandeur et de prospérité.
250/430 [Hist] I, 63 Défection des Gaules pour Vitellius
Les troupes conduites par Fabius Valens à travers les Gaules dans sa marche sur Rome firent forte impression sur les peuples gaulois, qui se rallièrent à Vitellius sans offrir de résistance.
Isque terror Gallias inuasit ut uenienti mox agmini uniuersae ciuitates cum magistratibus et precibus occurrerent, stratis per uias feminis puerisque : quaeque alia placamenta hostilis irae, non quidem in bello sed pro pace tendebantur. Les Gaules furent prises d’une terreur telle que, bientôt, des cités toutes entières, avec leurs magistrats et portant des prières, vinrent à la rencontre de l’armée qui arrivait ; les routes se remplissaient de femmes et d’enfants : on leur tendait tout ce qui était susceptible d’apaiser la colère des ennemis, et l’on ne faisait pas cela dans un contexte de guerre, mais pour obtenir la paix.